Synopsis
Relégué au milieu d’une zone industrielle en banlieue, le cimetière musulman de Bobigny, îlot qui date de l’époque coloniale, mêle différents mondes et différentes temporalités. Fatima Kaci est allée à la rencontre des rituels, des voix et des présences de ses visiteuses et visiteurs. Depuis la trame des paroles et au creux des silences, surgissent les éclats d’une mémoire commune entre la France et l’Algérie.
Contribution
Contre l’état d’exception, une poétique de l’ordinaire
De jeunes adolescentes s’activent dans un lieu atypique pour leur âge : un cimetière. Elles y courent comme sur un terrain de jeu, dans une innocence attendrissante. Elles s’approprient l’espace sans craindre les défunts qui y reposent. On les voit ramasser des pierres, de la terre, des feuilles mortes amoncelées, ici et là, autour des tombes. Les jeunes filles expliquent “nettoyer les lieux”. La caméra de Fatima Kaci les suit minutieusement et filme un espace désertique dont l’entêtement de la mère accompagnés de ses filles pour garder ce cimetière « propre » semble insignifiant au regard de l’état de ruine des lieux. Plus loin, en filigrane, se dessine les mouvements répétitifs d’une grue, celle d’une entreprise de casse automobile, dont les va-et-vient marquent le rythme temporel et la géographie de ce lieu singulier – au croisement de l’histoire postcoloniale et de l’histoire ouvrière : le cimetière musulman de Bobigny, inauguré en 1937, et monument historique depuis 2006.
Deux cimetières se font donc face dans un espace-temps reconfiguré, racontant subtilement, l’histoire prolétarienne de l’immigration postcoloniale – précisément algérienne – en métropole. Fatima Kaci montre l’abandon de ces lieux – comme si ce dernier voyage, pour ceux qui l’habitent en demeure ultime, n’autorisait un repos absolu, celui du retrait et du silence. Le film, terre d’ombres, leur rend hommage, montrant que l’invisibilité dans laquelle vivent les héritiers de cette histoire postcoloniale, se poursuit après la mort.
L’oubli est défié par ceux qui viennent s’y recueillir. Fatima Kaci les accompagne pudiquement, patiemment, dans leur expérience de deuil, souvent inconsolables. Sa caméra enregistre avec sensibilité ces voix émues, ces yeux bordés de larmes, raconter leurs disparus, ces personnes aimées, et dont, le film rend subtilement hommage. Terre d’ombres se refuse toute pédagogie dans le propos, ne donne aucun élément explicatif sur la singularité historique de ce lieu, ni le lien intime entretenue par la cinéaste avec cet espace.
Fatima Kaci préfère capter des instants, des moments précis de recueillement, et nous partage avec émotion ces rendez-vous funèbres entre morts et vivants : un homme traverse la France pour faire brûler de l’encens sur la sépulture de sa mère, une femme embrasse tendrement la tombe de son père qui lui manque désespérément, une vieille dame vient inscrire sur la stèle de la tombe de son fils l’amour éternel que lui porte sa famille.
La mort, dans le film de Fatima Kaci, est un terrain privilégié d’observation du rapport qu’entretiennent les Français de confession musulmane avec leurs morts – dans les rites, dans la configuration spatiale de ce lieu où toutes les tombes sont souvent dépouillées suivant la tradition islamique, dans le recueillement des vivants. Loin d’être une affaire intime, personnelle, la mort devient aussi un sujet profondément politique – questionnant les liens complexes, et conflictuels, entretenus entre la France et l’Algérie.
Terre d’ombres ancre, dans notre histoire collective, un lieu de mémoire oublié. Fatima Kaci, en filmant, l’ordinaire de ces recueillements, produit une archive sensible et puissante de ce cimetière musulman.