Synopsis
Le 26 septembre 1992, quatre tours du quartier du Val Fourré, à Mantes-la-Jolie, ont été détruites. Au printemps 1991, Dominique Cabrera avait proposé à certains des anciens habitants de revenir sur leurs pas. Ils parcourent leurs anciens logements en évoquant les souvenirs des années passées. Toute la vie de la cité HLM ressurgit, conviviale, et pour tout dire, heureuse.
Contribution
Contre l’état d’exception, une poétique de l’ordinaire
Un père gratte, frénétiquement, le papier collé au mur d’une chambre, désormais vide, cherchant désespérément les dessins de sa fille qu’il avait recouvert avant de quitter les lieux. Une caméra le suit et filme, minutieusement, la scène comme une fouille archéologique : sa respiration se fait haletante, ses ongles se noircissent, de la sueur perle sur son front. Il finit par trouver ces dessins – dans un soupir de soulagement. La caméra s’arrête, et s'agrandit sur ces gribouillis d’enfants, aux couleurs incertaines, abîmés par l’épreuve du temps. Le spectateur est pris dans une empathie immédiate, face à ce père inquiet, s’efforçant de prouver les traces de son passage… D’après Maurice Halbwachs, les interactions que les individus développent dans leur environnement social font émerger des souvenirs : l’espace familial – incarné, ici, par ce père dans cet appartement vide – est précisément ce lieu de fabrication du souvenir. La séquence montre combien la mémoire collective peine à conserver le passé, mais tente de le reconstituer, par des rites et des traces matérielles qui ont été laissées, se composant et se recomposant à partir du présent. Il ne peut, par ailleurs, y avoir de mémoire sans un cadre spatial selon Halbwachs : les procédures d’ancrage de la mémoire sont influencées par l’espace matériel et symbolique.
Cette séquence est extraite d’un moyen-métrage, réalisé en 1994 par la cinéaste et documentariste Dominique Cabrera, dans les tours du Val Fourré – situées dans le département des Yvelines en Île-de-France. Les immeubles, alors vides, attendent leurs destructions imminentes. Cabrera décide de revenir dans ces lieux fantomatiques avec les anciens habitants. Elle explique cette démarche en ces termes : « Je suis montée dans les étages, impressionnée par la présence palpable de ceux qui avaient vécu là, retrouvant des sons, des formes et des lumières de notre enfance en HLM” (Citation extraite du fascicule intitulé “Leurs visages » accompagnant le coffret DVD Il était une fois la banlieue).
Ancienne habitante d’une cité HLM en marge de Paris, peu après son rapatriement d’Algérie en 1962, Dominique Cabrera produit un documentaire qui se veut proche du réel, presque anthropologique – nous rappelant les enquêtes ethnographiques aussi rigoureuses que sensibles de Colette Pétonnet, trente ans auparavant. Il en résulte un film d’une compréhension intuitive de l’expérience vécue des habitants du Val Fourré. Dans ces appartements déserts, les anciens locataires rejouent leur propre histoire. Leur parole, intime, est glanée pour redonner vie à ces murs vides. Leurs récits racontent finalement une histoire plus large, plus importante : celle des banlieues. Dominique Cabrera essaie de reconstituer la quotidienneté évanouie d’une communauté disparue. La cinéaste illustre, au travers de cette histoire orale, la précarité d’un lieu – celui des tours du Val Fourré – dont l’imaginaire reste pourtant tangible, concret et puissant, dans la mémoire collective des habitants. Ce film, comme d’autres réalisés par des documentaristes tels que Frederick Wiseman (dans des logements sociaux de Boston et de Chicago) ou Alice Diop (à la cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois et à l'hôpital d’Avicenne de Bobigny) enquêtent sur les traces laissées par les classes ouvrières et les communautés issues de l’immigration, dans des lieux disparus, ou en voie de disparition. Sont-elles, comme le disait Maurice Halbwachs en 1912, condamnées à “l’oubli” de leur passage ? Incapables de s’ancrer dans une temporalité longue, sans tradition et imaginaire communs transmissibles ? Peut-on parler d’espace, de lieu, de géographie, sans penser simultanément l’expérience de la durabilité ? Habiter, au sens philologique – comme le suggérait Heidegger – n’est-ce pas durer ? Peut-on habiter dans le provisoire, et inscrire une mémoire collective dans un lieu pensé comme transitoire par les politiques publiques ?
Bien que cette mémoire collective fléchit et peine à se fixer, à cause des conditions d’habitat pensées comme transitoires (cités transits, bidonvilles, hôtels meublés) dans lesquelles vivent ces classes sociales défavorisées, à cause d’ une dispersion résidentielle qui semble bloquer toute forme d’ancrage spatial – et donc mémoriel –, Dominique Cabrera produit un récit collectif qui s’obstine, qui résiste désespérément à cet effacement, en montrant comment des communautés se sont façonnées au fil du temps, en archivant les traces de leur présence, et en participant ainsi à la patrimonialisation des mémoires immigrées et populaires en marge de la capitale.