Les représentations visuelles des banlieues populaires charrient un imaginaire dual : un imaginaire inhabité et vidé de toute présence humaine – celui de la zone blanche – et un imaginaire marqué par la violence sociale et raciale – celui du lieu d’exception. Ces univers fictionnels font écho aux pulsations de l’actualité française dont la perception de ces lieux semble avoir évolué au fil des générations : tantôt perçues comme des no man’s land, les banlieues françaises sont peintes par le regard de la nouvelle vague, au cours des années 1960-1970, comme des espaces aliénés, privés de toute quotidienneté lorsque les premiers grands ensembles sortent de terre. Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, le spectateur voit, à chaque nouvelle séquence, une succession d’immeubles, à l’architecture dépouillée, se répéter indéfiniment, dans une troublante indistinction – les rues ne portent aucun nom, les artères sont floues, les espaces extérieurs sont désertiques. Le lieu filmé par Jean-Luc Godard, la cité des 4000 de La Courneuve, est dominé par une profonde rigueur géométrique : il se veut sans prétention décorative, ni ornement superflu. La caméra de Jean-Luc Godard voulait rendre compte de l’aliénation de l’aménagement urbain de ces grands ensembles ; elle formulait la critique sociale qui présidait alors au sein du cinéma de la nouvelle vague sur la déshumanisation causée par l’expérience de la modernité.
Nous parlons, à ce titre, de cartographie du précaire – l’expression est empruntée à Philippe Vasset, dans son livre blanc : un récit de voyage immersif en zone périphérique, publié en 2007. Le concept de cartographie précaire porte une signification double : il pointe aussi bien la pauvreté urbaine dans laquelle vit la majorité des habitants des banlieues françaises, que la pauvreté symbolique qu’incarnent ces lieux dans nos représentations collectives. Il souligne précisément l’absence d’inscription temporelle et spatiale des résidents de ces lieux. Le livre blanc de Philippe Vasset donne le sentiment, au lecteur, que les banlieues françaises représentent un pays vierge, une terra incognita. Des grillages troués, des barrières défoncées, des murs écroulés ponctuent le voyage. Le récit entretient l’imaginaire d’une urbanité hostile, post-moderne, habitée par des débris, des trafics illégaux et des usines désaffectées. Ses observations renforcent le sentiment d’absence, de non-lieux, qui semble expulser l’humain de ces bords abandonnés. La périphérie témoigne d’une forme d’errance, les habitants ne sont plus que des ombres et des silhouettes.
Cette représentation visuelle dominante du vide, de l’absence, vient plus tard être modifiée dans le contexte des tensions raciales que connaissent les banlieues françaises dès les années 1990. L’esthétique de l’exceptionnalité, celle du “territoire perdu de la République” s’impose alors dans les créations contemporaines. Une mélancolie sourde hante le film de Mathieu Kassovitz, La Haine, où les personnages principaux évoluent dans un univers désespérément clos, sans issue. Les banlieues sont alors représentées comme des lieux d’hostilité urbaine, où la violence raciale est constante.
Cette représentation visuelle n’a pas beaucoup changé dans les productions récentes. Les banlieues populaires sont souvent peintes comme des espaces de concentration de tous les maux de la société française. Les hommes qui y vivent sont représentés dans une virilité exacerbée et intimidante – celle d’un sexisme postcolonial qui serait plus violent qu’ailleurs, celle des bandes de ‘jeunes émeutiers’, celle de la montée de l'extrémisme religieux dont ils seraient la figure menaçante. Un cinéma qui construit et entérine le personnage de « jeune» (une catégorie floue et indéfinie) dans notre imaginaire, dont les actes de violence sont l’agir principal. Le cinéma mime parfois les codes du journalisme mainstream, filmant en gros plan des visages cagoulés, des nuées de torse et de bras s’agitant, des jambes habillées en jogging et des pieds chaussés de baskets de marque. Les images montrent souvent des violences urbaines qui ont lieu la nuit, opérées par des bandes encagoulées. Un hors-champ de tours et de barres HLM se dessine au loin. Cette mise en scène crée une atmosphère tendue, inhospitalière, celle de la banlieue. Elles portent l’empreinte de la barbarie et de la sauvagerie de ceux qui y vivent. Les corps de ces “jeunes” sont monstrueux – cette anormalité donne une excuse (voire une justification) de leur meurtre par la police. L’esthétique de la barbarie domine par ailleurs, et ce de manière inattendue, un champ intellectuel décolonial – souvent sans ancrage local – qui en défend le retournement subversif. Sans craindre l’essentialisation de ce positionnement idéologique, l'essayiste Louisa Yousfi, dans Rester Barbares, défend une subjectivité inassimilable au reste de la société française, conservant sa part ‘ensauvagée’ comme forme politique de résistance. Les films à l’étude n’appartiennent à aucune des esthétiques déployées jusqu’ici. Pour Dominique Cabrera comme pour Fatima Kaci il y a, chez chacune de ces cinéastes, le souci de proposer un geste cinématographique alternatif, différent, singulier. Leurs cinémas ont le point commun de croiser l’enquête journalistique et l’ethnographie. Ils ne portent aucun discours accompagnant leurs images, mais filment des fragments de vie, des moments banals, peut-être insignifiants et sans intérêt au premier regard, mais dont le geste esthétique est profondément politique dans la tentative de déconstruction des clichés accolés aux banlieues populaires.
Chronique d’une banlieue ordinaire
Un père gratte, frénétiquement, le papier collé au mur d’une chambre, désormais vide, cherchant désespérément les dessins de sa fille qu’il avait recouvert avant de quitter les lieux. Une caméra le suit et filme, minutieusement, la scène comme une fouille archéologique : sa respiration se fait haletante, ses ongles se noircissent, de la sueur perle sur son front. Il finit par trouver ces dessins – dans un soupir de soulagement. La caméra s’arrête, et s'agrandit sur ces gribouillis d’enfants, aux couleurs incertaines, abîmés par l’épreuve du temps. Le spectateur est pris dans une empathie immédiate, face à ce père inquiet, s’efforçant de prouver les traces de son passage… D’après Maurice Halbwachs, les interactions que les individus développent dans leur environnement social font émerger des souvenirs : l’espace familial – incarné, ici, par ce père dans cet appartement vide – est précisément ce lieu de fabrication du souvenir. La séquence montre combien la mémoire collective peine à conserver le passé, mais tente de le reconstituer, par des rites et des traces matérielles qui ont été laissées, se composant et se recomposant à partir du présent. Il ne peut, par ailleurs, y avoir de mémoire sans un cadre spatial selon Halbwachs : les procédures d’ancrage de la mémoire sont influencées par l’espace matériel et symbolique.
Cette séquence est extraite d’un moyen-métrage, réalisé en 1994 par la cinéaste et documentariste Dominique Cabrera, dans les tours du Val Fourré – situées dans le département des Yvelines en Île-de-France. Les immeubles, alors vides, attendent leurs destructions imminentes. Cabrera décide de revenir dans ces lieux fantomatiques avec les anciens habitants. Elle explique cette démarche en ces termes : « Je suis montée dans les étages, impressionnée par la présence palpable de ceux qui avaient vécu là, retrouvant des sons, des formes et des lumières de notre enfance en HLM” (Citation extraite du fascicule intitulé “Leurs visages » accompagnant le coffret DVD Il était une fois la banlieue).
Ancienne habitante d’une cité HLM en marge de Paris, peu après son rapatriement d’Algérie en 1962, Dominique Cabrera produit un documentaire qui se veut proche du réel, presque anthropologique – nous rappelant les enquêtes ethnographiques aussi rigoureuses que sensibles de Colette Pétonnet, trente ans auparavant. Il en résulte un film d’une compréhension intuitive de l’expérience vécue des habitants du Val Fourré. Dans ces appartements déserts, les anciens locataires rejouent leur propre histoire. Leur parole, intime, est glanée pour redonner vie à ces murs vides. Leurs récits racontent finalement une histoire plus large, plus importante : celle des banlieues. Dominique Cabrera essaie de reconstituer la quotidienneté évanouie d’une communauté disparue. La cinéaste illustre, au travers de cette histoire orale, la précarité d’un lieu – celui des tours du Val Fourré – dont l’imaginaire reste pourtant tangible, concret et puissant, dans la mémoire collective des habitants. Ce film, comme d’autres réalisés par des documentaristes tels que Frederick Wiseman (dans des logements sociaux de Boston et de Chicago) ou Alice Diop (à la cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois et à l'hôpital d’Avicenne de Bobigny) enquêtent sur les traces laissées par les classes ouvrières et les communautés issues de l’immigration, dans des lieux disparus, ou en voie de disparition. Sont-elles, comme le disait Maurice Halbwachs en 1912, condamnées à “l’oubli” de leur passage ? Incapables de s’ancrer dans une temporalité longue, sans tradition et imaginaire communs transmissibles ? Peut-on parler d’espace, de lieu, de géographie, sans penser simultanément l’expérience de la durabilité ? Habiter, au sens philologique – comme le suggérait Heidegger – n’est-ce pas durer ? Peut-on habiter dans le provisoire, et inscrire une mémoire collective dans un lieu pensé comme transitoire par les politiques publiques ?
Bien que cette mémoire collective fléchit et peine à se fixer, à cause des conditions d’habitat pensées comme transitoires (cités transits, bidonvilles, hôtels meublés) dans lesquelles vivent ces classes sociales défavorisées, à cause d’ une dispersion résidentielle qui semble bloquer toute forme d’ancrage spatial – et donc mémoriel –, Dominique Cabrera produit un récit collectif qui s’obstine, qui résiste désespérément à cet effacement, en montrant comment des communautés se sont façonnées au fil du temps, en archivant les traces de leur présence, et en participant ainsi à la patrimonialisation des mémoires immigrées et populaires en marge de la capitale.
Terre d’ombres
De jeunes adolescentes s’activent dans un lieu atypique pour leur âge : un cimetière. Elles y courent comme sur un terrain de jeu, dans une innocence attendrissante. Elles s’approprient l’espace sans craindre les défunts qui y reposent. On les voit ramasser des pierres, de la terre, des feuilles mortes amoncelées, ici et là, autour des tombes. Les jeunes filles expliquent “nettoyer les lieux”. La caméra de Fatima Kaci les suit minutieusement et filme un espace désertique dont l’entêtement de la mère accompagnés de ses filles pour garder ce cimetière « propre » semble insignifiant au regard de l’état de ruine des lieux. Plus loin, en filigrane, se dessine les mouvements répétitifs d’une grue, celle d’une entreprise de casse automobile, dont les va-et-vient marquent le rythme temporel et la géographie de ce lieu singulier – au croisement de l’histoire postcoloniale et de l’histoire ouvrière : le cimetière musulman de Bobigny, inauguré en 1937, et monument historique depuis 2006.
Deux cimetières se font donc face dans un espace-temps reconfiguré, racontant subtilement, l’histoire prolétarienne de l’immigration postcoloniale – précisément algérienne – en métropole. Fatima Kaci montre l’abandon de ces lieux – comme si ce dernier voyage, pour ceux qui l’habitent en demeure ultime, n’autorisait un repos absolu, celui du retrait et du silence. Le film, terre d’ombres, leur rend hommage, montrant que l’invisibilité dans laquelle vivent les héritiers de cette histoire postcoloniale, se poursuit après la mort.
L’oubli est défié par ceux qui viennent s’y recueillir. Fatima Kaci les accompagne pudiquement, patiemment, dans leur expérience de deuil, souvent inconsolables. Sa caméra enregistre avec sensibilité ces voix émues, ces yeux bordés de larmes, raconter leurs disparus, ces personnes aimées, et dont, le film rend subtilement hommage. Terre d’ombres se refuse toute pédagogie dans le propos, ne donne aucun élément explicatif sur la singularité historique de ce lieu, ni le lien intime entretenue par la cinéaste avec cet espace.
Fatima Kaci préfère capter des instants, des moments précis de recueillement, et nous partage avec émotion ces rendez-vous funèbres entre morts et vivants : un homme traverse la France pour faire brûler de l’encens sur la sépulture de sa mère, une femme embrasse tendrement la tombe de son père qui lui manque désespérément, une vieille dame vient inscrire sur la stèle de la tombe de son fils l’amour éternel que lui porte sa famille.
La mort, dans le film de Fatima Kaci, est un terrain privilégié d’observation du rapport qu’entretiennent les Français de confession musulmane avec leurs morts – dans les rites, dans la configuration spatiale de ce lieu où toutes les tombes sont souvent dépouillées suivant la tradition islamique, dans le recueillement des vivants. Loin d’être une affaire intime, personnelle, la mort devient aussi un sujet profondément politique – questionnant les liens complexes, et conflictuels, entretenus entre la France et l’Algérie.
Terre d’ombres ancre, dans notre histoire collective, un lieu de mémoire oublié. Fatima Kaci, en filmant, l’ordinaire de ces recueillements, produit une archive sensible et puissante de ce cimetière musulman.