Parler de banlieue, c’est en premier lieu parler de géographie. Sous cet angle, c’est composer selon un ordre qui divise l’espace-temps selon une logique centre/marge. Parler d’une « cinémathèque idéale des banlieues du monde », c’est donc prendre le risque de reproduire cette division. Mais la manière d’utiliser le terme « monde » permettrait de renverser cette logique. La formule « banlieues du monde » peut renvoyer aux lieux à la marge du monde comme elle peut aussi désigner les lieux à partir desquels des mondes s’inventent si nous considérons que les bords, les marges, les frontières sont la condition de constitution de tout espace. Si nous nous débarrassons de la vision hégémonique du centre, nous pouvons imaginer la « banlieue-monde » comme cet endroit à la frontière où la différence diffracte le monde - pensé comme un et unique - pour en faire des mondes. Ce lieu aurait une meilleure conscience de la pluralité et du divers, il serait tout le contraire de la façon dont la banlieue a été construite historiquement (comme un isolat, une insularité fermée sur elle-même). C’est alors le centre qui serait à la marge du monde, devenant un « outre-mer » pour la banlieue.
Mais tout cela s’est depuis complexifié. Comme l’explique Stuart Hall dans les années 1980 et 1990, la distinction centre/périphérie est devenue de plus en plus trouble avec les dernières phases de la mondialisation[1]. Les périphéries sont devenues le nouveau centre d’attention bien qu’étant toujours prises dans des processus de racialisation et de discrimination (on le voit aujourd’hui avec la culture noire qui, bien que convoitée par le gouvernement, reste toujours sujette à la violence du racisme[2]). Ainsi, pour sortir de tout exotisme, de toute folklorisation, de toute imposition de l’Un et de l’unique, peut-être faudrait-il qu’une « cinémathèque idéale des banlieues du monde » soit un portail des mondes qui s’oppose fermement à toute fixation et tout primitivisme. Si je m’efforce d’imaginer une telle cinémathèque, je vois devant moi une multiplicité d’images-vertiges et d’images bandites qui donnent à voir et à sentir le plus de pays et de récits possibles, le plus de langues et de musiques possibles depuis les désordres du monde.
[1] Stuart Hall, « Le local et le global » dans : Identités et cultures 2. Politiques des différences, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, pp. 59-66.
[2] Dernier exemple en date : la pluie de propos racistes et sexistes réagissant à l’annonce de la participation de la chanteuse Aya Nakamura aux prochains Jeux Olympiques en France.
L'Homme-Vertige
Comme je le pense à propos de Soleil Ô de Med Hondo, le cri impose à l’image différents mouvements de caméra, il demande, pour être traduit, un montage particulier. Il est peut-être la tentative de fabriquer à l’écran une image-vertige qui puisse figurer le sentiment de dépossession d’un personnage ou encore le « bourlinguement » d’un paysage. Dans le film L’homme-vertige, l’image-vertige représenterait l’étrange durée d’une terre et de corps colonisés qui, bien que là, bien que présents, s’évaporent. Rendre compte de la durée d’une chose qui disparait et qui raconte sa propre disparition, là est peut-être tout l’enjeu du film de Malaury Eloi Pasley (œuvre qui m’a profondément marqué). Ce long-métrage nous parle d’une ville, Pointe-à-Pitre, et de ses habitants. Il nous raconte ce que la Guadeloupe est devenue après l’échec de la départementalisation de 1946 et la faillite des mouvements nationalistes et indépendantistes qui tentèrent, de 1959 à 1989, de répondre à ce fiasco. Ce film nous parle des vies colonisées guadeloupéennes qui encore aujourd’hui cherchent à survivre à ces défaites et au crépuscule des épopées.
Soleil Ô
Ce long-métrage retrace l’histoire de l’immigration postcoloniale française et celle des luttes anti-coloniales. Med Hondo lui-même précise dans plusieurs de ses entretiens que le film est un vomi, manière d’expulser la violence de l’assimilation. Cherchant à fabriquer un contre-récit et des contre-images, ce film s’inscrit dans une tradition de luttes contre l’image cinématographique, celle du « Troisième Cinéma » (notion développée par les réalisateurs argentins Fernando Solanas et Octavio Getino), des productions cinématographiques africaines, afro-diasporiques et d’Amérique latine. Soleil Ô a une place à part dans mes émotions cinématographiques, il a toujours été pour moi la représentation au cinéma du grand cri nègre dont parle Aimé Césaire dans la pièce de théâtre Et les chiens se taisaient. À la fin du film, le personnage principal (joué par l’acteur noir Robert Liensol) pousse un dernier cri dans sa fuite hors de la ville. On pense à la scène de marronnage de Melvin Van Peebles, réalisateur et acteur dans Sweet Sweetback’s Baadasssss Song (1971), ou encore au meurtre de Ivanhoe Martin (joué par le chanteur de reggae Jimmy Cliff) à la fin de The Harder They Come (1972) après que celui-ci a décidé de marronner. Une fois traduit dans le langage cinématographique, le cri et la fuite imposent à l’image différents mouvements de caméra, une autre manière de monter les plans, l’image et le son. Le cri comme expression fait partie intégrante de ce que le philosophe Fred Moten définit comme une tradition esthétique noire [1]. Il est, en soi, une résistance. Et Med Hondo a su traduire cinématographiquement cette idée.
[1] Lire : Fred Moten, In the Break : The Aesthetics of the Black Radical Tradition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
Akira
Ce film d’animation a marqué plusieurs générations dont la mienne. J’ai longtemps été terrorisé, enfant, par les images de cet animé, souvenirs qui continuent de me poursuivre encore aujourd’hui (comme cette vision de Keneda qui se transforme en yōkai et qui reste toujours présente dans mon esprit). Il est question dans ce film de religion, de pouvoir, de lutte des classes et de spiritualité. On suit l’aventure d’une rébellion menée par des voyous contre le pouvoir en place au milieu d’une ville détruite et inégalitaire. Néo-Tokyo est prise de vitesse par sa propre folie et son mercantilisme, des sectes se constituent autour de Lady Miyako et Akira, un nouveau peuple cherche à se construire. L’animé Akira (adapté du manga du même auteur) ne se réduit pas à une critique de la société moderne, c’est une épopée : celle d’une nouvelle communauté qui tente de s’édifier depuis le désastre. Le récit dystopique se renverse, il n’y a plus d’opposition franche entre utopie et dystopie, le film aspireà dépasser cette dichotomie en donnant à voir la catastrophe comme une condition nécessaire au recommencement. J’ai toujours pensé qu’Akira est notre mythe à nous, nous enfants de l’ombre.